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Jüterbog est une ville de garnison dans le Sud de la marche de Brandebourg. Par un beau matin d’automne, nous débarquâmes à la gare, cinquante à cent jeunes gens venus de toutes les contrées de l’Allemagne, un manteau sur le bras, une valise à la main, un léger embarras sur le visage. Nul ne savait au juste ce qu’on voulait faire de nous ; chacun se demandait vaguement ce que nous faisions là.
Nous voulions passer notre assessorat, et voilà que pour ce faire nous nous retrouvions, à notre corps défendant, sur ce quai de gare provincial et inhospitalier où l’on nous avait convoqués. On nous avait promis une “éducation idéologique” contre laquelle beaucoup d’entre nous devaient s’être armés de réserve silencieuse et d’ironie. Mais il est vraisemblable qu’aucun n’avait imaginé précisément la situation comique où nous mettait cette aventure déconcertante : indécis, notre mallette à la main, loin de tout et sans autre consigne que de nous rendre à un endroit appelé “le nouveau camp” que personne ne connaissait, et pour des raisons que personne ne comprenait vraiment. Manifestement, on ne venait pas nous chercher. Nous finîmes par louer une voiture pour y charger nos valises. Le chauffeur nous indiqua le chemin : quelques kilomètres de chaussée. Quelques-uns d’entre nous proposèrent de téléphoner pour commander des taxis. Mais d’autres refusèrent énergiquement : on pouvait s’attendre à une réception soignée au camp, si nous y arrivions en voiture comme des beaux messieurs ! Certains portaient des uniformes de SA. L’un d’eux, à l’évidence un tempérament de chef, commanda : “En rangs par trois, marche !” ; comme personne n’avait d’autre idée, tout le monde obtempéra et, après avoir grouillé dans le désordre pendant quelques instants, nous nous mîmes en mouvement, direction la chaussée. La situation avait changé du tout au tout : nous étions des recrues en marche vers leur camp.
Les SA en uniforme, au nombre de six à huit, marchaient en tête ; les autres trottaient par-derrière, plus au moins au pas : tableau symbolique. Ceux de devant essayèrent de chanter : d’abord des hymnes SA, puis des chants militaires, enfin des chansons populaires. Mais il s’avéra que la plupart d’entre nous ignoraient les textes, ou connaissaient tout au plus la première strophe. Les chanteurs finirent par renoncer, et nous marchâmes en silence le long de la chaussée. À gauche et à droite, la campagne était nue sous le soleil d’automne. Tout en marchant, je laissais vagabonder mes pensées, et je trouvais que le chemin censé me conduire à Paris était étrangement tortueux.
Arrivés au camp, il nous fallut d’abord attendre. Debout, en position de repos, perplexes et désœuvrés, nous regardions d’autres référendaires déjà installés, qui remuaient avec de grands balais la poussière de la cour entre les baraquements. (Huit jours plus tard, nous savions que cette occupation allait de soi le samedi soir et s’appelait le “nettoyage du quartier”.) Tout en balayant, ils chantaient, de cette manière agressive et heurtée mise à la mode par les nazis, des chants bizarres. Je m’efforçai de comprendre les paroles, discernai peu à peu qu’il s’agissait de brocards visant les “victimes de mars” – ces gens qui, après la victoire des nazis, étaient devenus nazis du jour au lendemain – et j’eus quelques minutes d’espoir insensé. Puis je compris ma naïveté, et que la moquerie ne concernait pas ceux que j’avais crus visés. Ils chantaient :
L’an mil neuf cent trent’-trois,
La lutt’ fut terminée…
L’an mil neuf cent trent’-trois,
On vit le p’tit-bourgeois
Chez l’tailleur de l’armée…
Un bel uniforme il s’ach’ta.
Pour qui se prend-il, ce con-là ?…
C’étaient manifestement de vigoureux chants SA, émanant des militants de la première heure. Comique : ceux qui les braillaient avec tant de conviction étaient eux-mêmes, dans leur majorité, des victimes de mars – ou même pas… On ne pouvait plus les distinguer ; ils portaient tous le même uniforme gris, tous un brassard à la croix gammée, ils chantaient tous avec la même énergie. Le regard incertain, je tentai d’évaluer mes compagnons en civil, qui ne chantaient pas encore ; ils devaient faire de même avec moi : “Va savoir s’il est nazi ? Mieux vaut en tout cas se montrer prudent…”
Nous attendions donc, et nous attendîmes, avec quelques interruptions, trois ou quatre heures. Au cours des interruptions, on nous remit des bottes, des gamelles, des brassards et une louchée de soupe aux pommes de terre. Chacune de ces opérations était suivie d’une demi-heure d’attente environ. Nous avions l’impression de nous trouver dans une pesante mécanique, qui toutes les demi-heures s’ébranlait en grinçant. Puis nous passâmes à la visite médicale, une de ces visites brutales, sommaires et quelque peu humiliantes telles qu’on les pratique dans l’armée : tirer la langue, baisser la culotte, “déjà eu des maladies vénériennes ?”, le contact bref d’une oreille médicale contre le thorax, le rayon d’une lampe de poche entre les jambes, un coup de marteau sur la rotule, terminé. Puis on nous assigna nos “chambrées”, vastes pièces meublées de quarante à cinquante lits à deux étages, de petites armoires et de deux longues tables de réfectoire flanquées de bancs. Le tout avait une allure résolument militaire ; la seule chose bizarre, c’était que, loin de nous destiner à une carrière de soldats, nous voulions passer notre assessorat. Personne non plus ne nous avait dit qu’on voulait faire de nous des soldats, et personne ne nous le disait maintenant, bien que nous eussions droit à un discours.
En effet, notre chef de chambrée nous fit mettre en rangs. C’était un SA, pas un SA de base, un Sturmführer (il arborait trois étoiles à son revers ; j’appris ce jour-là que cela signifiait qu’il était Sturmführer, et qu’un Sturmführer était une espèce de capitaine), au demeurant magistrat stagiaire comme nous. On ne pouvait dire qu’il fût antipathique. C’était un petit brun gracile aux yeux vifs, rien d’un assommeur. Je fus seulement frappé par une certaine expression qu’il portait sur son visage – pas même une expression vraiment déplaisante, mais qui provoqua en moi une impression de déjà-vu associée à des souvenirs pénibles. Puis la mémoire me revint d’un coup : c’était exactement cette expression figée de forfanterie qui n’avait pas quitté le brave Brock depuis sa conversion au nazisme. Il commandait “garde à vous !” et “repos !” ; on ne pouvait d’ailleurs pas dire qu’il commandait vraiment, il prononçait ces mots avec un accent de persuasion et de raison, comme pour dire : “Nous jouons un jeu dans lequel mon rôle est de vous commander, alors ne soyez pas mauvais joueurs et obéissez-moi.” Nous lui fîmes donc ce plaisir. En échange, il nous tint un discours en trois points.
— Premièrement, et comme on semblait encore hésiter à ce sujet, le tutoiement était de rigueur au camp, ainsi qu’il convient à des camarades.
— Deuxièmement, il fallait que cette chambrée serve de modèle au camp tout entier.
— Troisièmement, si l’un d’entre vous transpire des pieds, j’attends qu’il se les lave chaque matin et chaque soir : la camaraderie l’exige.
Et il déclara ainsi le service terminé pour aujourd’hui et pour demain (c’était un samedi soir). Nous n’avions pas encore la permission de sortir en ville, mais chacun pouvait faire ce qu’il voulait au camp. Rompez.
Et c’est ainsi qu’en plus de tous les étonnements, de toutes les interrogations qu’avait suscités cette journée, il nous fallait durant un jour et demi tuer le temps à ne rien faire.
On se mit à faire prudemment connaissance. Prudemment, parce que personne ne savait si l’autre n’était pas nazi, et qu’il fallait par conséquent se montrer circonspect. Quelques-uns se dirigèrent ouvertement vers les SA en uniforme, mais ceux-ci affectaient vis-à-vis de leurs collègues en civil une espèce de réserve hautaine. Ils avaient manifestement conscience d’être en quelque sorte les aristocrates du groupe. Pour ma part, je recherchais au contraire les visages qui n’avaient pas du tout l’air nazi. Mais pouvait-on se fier à la seule physionomie ? Je me sentais mal à l’aise, indécis.
Puis l’un d’eux m’aborda spontanément. Je le jaugeai d’un coup d’œil rapide : il avait une figure blonde, ouverte, normale. Il est vrai qu’on en voyait parfois de semblables sous un képi de SA.
— J’ai l’impression de vous avoir déjà vu quelque part, euh, de t’avoir déjà vu quelque part, dit-il. Est-ce possible ?
— Je ne sais pas, je n’ai pas la mémoire des visages. Êtes-vous, euh, es-tu de Berlin ?
— Oui, dit-il.
Et il se présenta, comme un civil, avec une légère inclinaison du buste :
— Burkard.
Je me nommai également, puis nous essayâmes de découvrir où nous avions pu nous rencontrer. Il en résulta dix minutes de conversation anodine. Quand nous eûmes constaté que nous n’avions pu nous rencontrer nulle part, un silence s’installa. Nous nous raclâmes la gorge.
— Bon, dis-je, quoi qu’il en soit, maintenant, nous nous sommes vus ici.
— Oui, dit-il.
Silence.
— Savoir s’il y a une cantine quelque part ? repris-je. Nous pourrions boire un café ensemble ?
— Pourquoi pas ?
Nous évitions autant que possible de nous adresser directement la parole.
— Il faut bien faire quelque chose, dis-je.
Puis, tâtant le terrain avec prudence :
— Drôle de boutique, hein ?
Il me glissa un regard en coulisse et répondit plus prudemment encore :
— Je ne sais pas encore au juste. Plutôt militaire dans l’ensemble, non ?
Nous nous mîmes donc à la recherche de la cantine, bûmes une tasse de café, échangeâmes des cigarettes. La conversation languissait. Nous évitions de nous adresser directement la parole, nous évitions de nous découvrir. C’était fatigant. Il demanda enfin :
— Vous jouez aux échecs ? Pardon, tu joues aux échecs ?
— Un peu, dis-je. Une partie ?
— Cela fait longtemps que je n’ai pas joué, dit-il. Mais on dirait qu’ils ont des échiquiers. On pourrait essayer…
Ayant emprunté un échiquier au comptoir, nous nous mîmes à jouer. Je fouillai ma mémoire à la recherche d’une ouverture possible. Cela faisait des années que je n’avais pas joué ; la vue des pièces et le déroulement de la partie me rappelèrent irrésistiblement une époque révolue où je jouais avec passion : mes premières années d’études, 1926, 1927, avec leur atmosphère insouciante de radicalisme juvénile, de liberté, de spontanéité ; avec leurs discussions ouvertes et passionnées, leurs plaisanteries, leur allégresse sans frein… Un instant, je me vis moi-même comme un étranger : j’avais sept ans de plus et, ne sachant quoi faire d’autre, je jouais aux échecs avec un parfait inconnu qu’on m’obligeait à tutoyer, dans ce pays perdu où l’on m’avait envoyé sans m’expliquer pourquoi, et je ressentais ce que cette situation avait d’humiliant et d’aventureux à la fois, tandis que je déplaçais un pion avec componction pour me préparer à roquer. Accroché au mur, un gigantesque portrait de Hitler baissait sur moi son regard boudeur.
Dans un coin, la radio faisait du bruit : des marches, comme d’habitude. Çà et là, six à huit personnes occupaient d’autres tables, filmant, buvant du café. Les autres, peut-être, se promenaient dans le camp. Par les fenêtres ouvertes pénétraient les rayons obliques d’un soleil automnal.
Brusquement, la radio s’interrompit. La marche banale qui s’en échappait resta pour ainsi dire suspendue un pied en l’air. Dans le silence torturant qui suivit, on attendit qu’elle le repose. Au lieu de cela, la voix huileuse du speaker : “Achtung, Achtung ! Communiqué spécial du service des transmissions !”
Nous levâmes tous deux les yeux de l’échiquier, tout en évitant de nous regarder. C’était le samedi 13 octobre 1933, et on annonçait que l’Allemagne avait quitté la conférence du désarmement et la Société des Nations. Le speaker s’exprimait sur le ton décrété par Goebbels, avec l’onction visqueuse d’un apprenti acteur jouant les intrigants.
Suivirent de nombreux autres communiqués spéciaux. Le Reichstag était dissous, ce brave Reichstag obéissant qui avait voté les pleins pouvoirs à Hitler. Pourquoi diable le dissoudre ? Aux prochaines élections, il n’y aurait plus qu’un parti unique, le NSDAP. Bien qu’habitué de longue date à toutes sortes de choses, je fus surpris. Des élections sans nul choix possible. Plutôt hardi. Je lançai un regard furtif à mon vis-à-vis. Son visage était aussi neutre que possible. Les gouvernements régionaux étaient dissous eux aussi, et il n’y aurait pas de nouvelles élections. Après les autres, cette nouvelle tomba complètement à plat ; elle semblait sans intérêt, et pourtant elle sonnait le glas de l’existence juridique de nations anciennes et célèbres, telles la Prusse et la Bavière. Hitler s’adresserait le soir même au peuple allemand. Mon Dieu, ici, il faudrait sans doute l’écouter en commun. “Après ce communiqué spécial du service des transmissions, nous reprenons notre musique… Taratata, taratata…”
Bon, personne ne se leva spontanément d’un bond pour crier Heil ou hourra. Mais il ne se passa rien d’autre non plus. Burkard se pencha sur les pièces à les toucher, comme si notre partie d’échecs était la chose la plus intéressante du monde. Les occupants des autres tables soufflaient en silence la fumée de leurs cigarettes, et leurs visages inexpressifs en disaient long. Pourtant, il y aurait eu bien des choses à faire remarquer ! J’étais malade de sentiments contradictoires. J’étais content que les nazis aient manifestement dépassé les bornes ; j’éprouvais une rage désespérée parce que j’allais être pris au piège, fait comme un rat, mis dans le même sac ; je trouvais regrettable que l’échec des nazis soit dû à une cause dans laquelle ils avaient bel et bien raison, car l’“égalité” et le “droit à la défense”, n’est-ce pas, nos braves républicains les avaient toujours réclamés, et c’était en soi une bonne chose ; en proie à une sorte de rage impuissante, je constatais l’astuce avec laquelle ils tentaient maintenant d’obtenir un vote de confiance sur un programme que personne ne pouvait vraiment refuser ; cependant, l’annonce de ces “élections” auxquelles se présenterait un parti unique me laissait sans voix, à la recherche désemparée d’une expression susceptible de qualifier cette inqualifiable impertinence, cette monstrueuse provocation. Tout ceci se bousculait, exigeait d’être exprimé, discuté. Mais je dis simplement :
— Tout le paquet d’un coup, n’est-ce pas ?
— Oui, dit Burkard, le nez sur l’échiquier. Les nazis n’en font jamais moins.
Ah ! Trahi ! Démasqué ! Il avait dit “les nazis”. Quand on disait “les nazis”, on n’en était pas. On pouvait parler avec lui.
— Je pense quand même que cette fois cela ne marchera pas, commençai-je, avec ardeur.
Mais il me lança un regard d’incompréhension totale. Sans doute regrettait-il sa remarque.
— Difficile à dire, enchaîna-t-il. Je crois que vous allez perdre votre fou.
(Il en oubliait de me tutoyer.)
— Vous croyez ? dis-je en essayant de me concentrer à nouveau sur l’échiquier, mais j’avais tout à fait perdu le fil de la partie.
Nous la terminâmes sans rien dire, si ce n’est à l’occasion “échec au roi” ou “échec à la dame”.
Le soir, réunis dans cette même cantine, nous entendîmes Hitler tonitruer à la radio, tandis que nous fixait son grand portrait boudeur. Les SA tenaient la vedette, riant et approuvant quand il le fallait aussi bien que des députés au Reichstag. Debout ou assis, nous étions entassés dans la salle, et de ce manque d’espace émanait une terrifiante inéluctabilité. Ces paroles qui sortaient de la radio, on leur était livré plus que d’habitude, ainsi coincé entre des voisins dont on ne connaissait pas au juste les opinions. Certains étaient manifestement enthousiastes. D’autres avaient un regard impénétrable. Un seul parlait : l’homme invisible de la radio.
Quand il eut fini, le pire se produisit. La musique donna le signal : Deutschland über alles, et tous levèrent le bras. Certains peut-être hésitèrent, comme moi. C’était une terrible humiliation. Mais voulions-nous, oui ou non, passer notre examen ? Pour la première fois, je fus envahi par un sentiment aussi violent qu’un goût dans la bouche : “Cela ne compte pas. Ce n’est pas moi. Cela ne vaut pas.” Et, animé de ce sentiment, je levai le bras moi aussi et le maintins tendu en l’air à peu près trois minutes. Le temps que durèrent l’hymne national et le Horst-Wessel-Lied. La plupart chantaient, d’une voix énergique et vibrante. Je remuais un peu les lèvres, faisant semblant de chanter comme on le fait à l’église pour les cantiques.
Mais tous nous nous dressions, le bras tendu, devant cette radio sans regard qui soulevait nos bras comme un marionnettiste celui de ses marionnettes, chantant ou faisant comme si. Chacun une Gestapo pour son voisin.